Onmyôji (Yumemakura & Okano)
Lorsque Badelel nous a proposé de nous immerger dans les mythes et les légendes pour ce mois de janvier, nous avons promptement pensé à quelques mangas. Bien peu d'entre eux évoquent la mythologie et les croyances telles qu'on les perçoit en occident. Il y avait bien Dossier A, mais nous avons plutôt choisi de vous présenter le folklore traditionnel japonais, et donc Onmyôji – Celui qui parle aux démons.
On pourrait croire au premier abord qu'Onmyôji est un nom un peu fantastique. Bien au contraire, ce titre sert de premier point d'ancrage avec la réalité. Pour bien l'appréhender, il nous faut revenir dans le temps sur plusieurs siècles et nous replonger dans l'ère Heian, qui a duré de 794 à 1185. À cette époque bien lointaine, la Cour Impériale était un lieu politisé par excellence et, un peu à l'image de nos sociétés contemporaines, disposait d'un ministère des affaires intérieures. De celui-ci dépendait une école ésotérique d'inspiration taoïste (mais aussi bouddhiste et shintoïste) en charge de l'astronomie, de la météorologie... et des divinations : l'Onmyôdô. Basé sur l'équilibre parfait du Yin et du Yang et sur les cinq éléments chinois (il s'agit du métal, du bois, de l'eau, du feu et de la terre), ce bureau de l'occultisme avait donc en charge de prédire, d'anticiper mais aussi d'éloigner les mauvais esprits. Un devoir qui incombait à l'Onmyôji.
Ce postulat de départ nous amène donc à côtoyer à la fois le réel, l'histoire... et le mystique, la fantaisie. Une base suffisamment solide pour nous imprégner du folklore japonais, à ses yôkai (démons, esprits, phénomènes irrationnels et mystérieux) et ses shikigami (êtres invoqués par les Onmyôji pour les servir, invisibles pour le commun des mortels).
Un monde où le tangible et le surnaturel se mélangent avec élégance et raffinement.
Le nom de Baku Yumemakura, à qui nous devons cette série, n'est pas inconnu en France. Célèbre romancier japonais, il est très courtisé par les éditeurs de mangas qui souhaitent faire illustrer ses livres, comme cela avait été le cas pour Le sommet des dieux ou encore Garôden, mis en image par Jirô Taniguchi.
Lorsqu'on lui a fait la demande pour l'adaptation d'Onmyôji, il avait déjà en tête le nom de Reiko Okano, femme d'un certain Makoto Tezuka...
Par une chance incroyable, il se trouvait que Reiko Okano avait justement démarché l'éditeur en ce sens.
Heureux des premiers échanges et dessins préparatoires, Baku Yumemakura décide de lui donner le récit puis, petit à petit, de créer pour elle des histoires complémentaires et inédites pour au final en faire une saga de 13 tomes (dont 6 sont parus en France à l'heure actuelle, dans un rythme de publication très lent d'environ 1 album par an).
Ce qui fait la force, mais aussi la faiblesse, de ce manga, c'est son aspect instructif à la fois historique et très documenté.
Les références au passé sont nombreuses et malheureusement très éloignées de notre culture occidentale, ce qui rend la compréhension délicate et, pour ma part, poussive. C'est intéressant, intriguant même, mais difficile à suivre et à remettre dans un contexte originel.
Pour nous aider dans notre lecture, le premier tome comporte de nombreuses références et renvois importants mais pas essentiels. Trop de notes en somme, que nous vous conseillons de zapper quitte à les reprendre à la fin.
Pour contrebalancer cette overdose lexicale, les croyances populaires, des superstitions diraient certains, sont suffisamment prégnantes et saupoudrent une bonne dose de fantaisie dans l'univers cloisonné de l'histoire, ce qui nous permet de rester à flot.
Un récit abordé dans un rythme lent qui convient bien au caractère réfléchi de la Cour Impériale. Un tempo qui devient plus haletant et presque violent dans les scènes d'action.
Autre point fort de ce manga, son personnage central.
Abe-no-Seimei est connu pour avoir été le plus grand Omnyôji de tous les temps. Il a réellement vécu autour de l'an Mil au Japon (921-1005).
Un homme atypique aux antipodes du héros classique. Androgyne et mystérieux, délicat et raffiné, à la fois discret et exubérant, farceur et bon vivant, il ne laisse personne indifférent. Il aime paraphraser et jouer des tours à ses interlocuteurs. Il a une maîtrise parfaite de son Art et ne craint aucune créature.
Je parlais d'androgynie comme caractéristique propre à Abe-no-Seimei. C'est un fait, les visages dépeints par Reiko Okano sont très doux. OliV' a d'ailleurs été très surpris par ce graphisme réaliste talentueux, savant équilibre entre le blanc et le noir. Il a été subjugué par la façon dont l'auteure est parvenue à représenter les manifestations spectrales, par ces illustrations subtiles et presque envoûtantes. Il retrouve d'ailleurs dans ce trait très féminin des aspects du genre Shôjo (manga pour jeunes filles), mais c'est bien d'un Seinen (manga pour adultes) dont il s'agit.
De son côté, Badelel a aimé l'effort graphique jusque dans les couvertures, de superbe facture, qui rendent bien hommage à l'époque.
J'ai pour ma part une nouvelle fois joué de ma voix discordante, trouvant que les personnages (humains et shikigami) se ressemblaient beaucoup, asseyant à nouveau mes difficultés de lecture.
Onmyôji est donc un manga difficile, destiné à un public averti, féru de légendes et de poésie.
Nous sommes deux à prétendre que ce manga est un excellent somnifère pour qui tente de le lire au lit. Il est donc fortement recommandé de le lire bien éveillé.
Il n'en demeure pas moins un manga sur divers aspects très enrichissant (mes compagnons de lecture ont été bien plus enjoués que moi il est vrai). La fin de l'ouvrage fournit par ailleurs un important lexique, une analyse de la religion japonaise et des plans de certains lieux pour qui souhaite approfondir.
Notons qu'il a même obtenu le très respectable Grand prix culturel Osamu Tezuka en 2001.
Si vous souhaitez compléter vos lectures sur le folklore japonais, nous pourrions vous conseiller Tensui – l'eau céleste (2 tomes), Qwan (7 tomes) ou plus généralement l'œuvre de Shigeru Mizuki, incontestablement le mangaka le plus prolifique en terme de yôkai (NonNonBâ, Kitaro le repoussant, Le dictionnaire des monstres japonais).
Nous l'avons dit :
Badelel : « J'adore la représentation de l'ère Heian, elle a pour moi quelque chose de romantique. »
OliV' : « Une lecture harmonieuse, presque délicieuse. »
Lunch : « Il m'a fallu faire preuve de beaucoup de pugnacité pour parvenir à la fin du premier tome. »